Volume 15, Number 2
May 2012


L’incohérence des arguments de Socrate lors de sa discussion avec Polos sur la justice

Essam Safty
Fredericton, NB, Canada, St. Thomas University
safty@stthomasu.ca

C’est au sortir d’une prétendue victoire dialectique sur Gorgias 1 dans le dialogue éponyme de Platon que les attaques dirigées par Socrate contre la rhétorique et les rhéteurs trouvent une proie somme toute facile en la personne du disciple de Gorgias, Polos d’Agrigente. Jeune, fougueux et tranchant, celui-ci essuie d'emblée l'ironie mordante de Socrate, dont la franchise brutale et les arguments captieux ne manquent pas de le déstabiliser: Polos, malgré qu’il en ait, se rend aux arguments de son interlocuteur; mais sa défaite n’est qu’apparence fallacieuse: il convient de la réfuter.

La discussion qu'il eut avec Socrate débute en effet par la proposition selon laquelle l'injustice, affirme-t-il, mène au bonheur (470d) puisqu'elle permet à celui qui la commet d'accroître et son pouvoir et sa liberté d'action, témoin entre autres l'exemple d'Archélaüs, usurpateur du trône de Macédoine. Socrate soutient au contraire qu'est malheureux l'homme qui commet l'injustice impunément et que, pour le coupable, il n'est pas de plus grand malheur que d'échapper au châtiment, ni de plus grand bienfait que de subir la peine méritée (472e). L'argument de Socrate s'inspire, on s'en doute, de la distinction entre biens matériels et biens intelligibles, ce sur quoi nous n'avons pas à nous étendre ici; mais il aboutit notamment à une proposition capitale: Polos, qui ne souscrit guère à l'avis de Socrate, rétorque, en guise de réponse aux questions de ce dernier, que subir l'injustice (τὸ  δικεῖσθαι) est pire (κάκιον) que la commettre (τὸ  δικεῖν); mais qu'il est plus laid (αἴσχιον) de commettre l'injustice que de la subir (474c). À quoi Socrate répond, en prolongeant l’idée d’impunité, qu'il vaut mieux subir l'injustice que la commettre. L'argument de Socrate se fonde, en l’occurrence, sur l'identité du beau (καλόν) et du bien ( γαθόν), du mauvais (κακόν) et du laid (αἰσχρόν): c'est en considération du plaisir (ἡδονή) qu'elles procurent ou de leur utilité (ὠφελία) ou du plaisir et de l'utilité à la fois que les belles choses (tὰ καλά) sont réputées telles; alors que les laides (τὰ αἰσχρά) sont tenues pour telles vu les qualités contraires qui leur sont attachées, i.e., la douleur (λύπη) ou le mal (κακόν) ou la douleur et le mal à la fois. On dira partant que telle chose est plus belle qu'une autre en ce qu'elle l'emporte sur cette dernière par le plaisir qu'elle procure ou par son utilité ou par les deux réunis (475a); et que telle autre est plus laide qu'une autre parce qu'elle l'emporte sur cette dernière par la douleur ou par le mal ou par les deux réunis (475b). Or s'il est généralement admis, conformément à l'avis de Polos, que commettre l'injustice est plus laid que la subir, il est évident que ce n'est ni par la douleur, ni par le mal et la douleur réunis que l'injustice commise l'emporte sur l'injustice subie. Reste donc que ce soit seul par le mal; et, étant donné l'identité du mal et du laid, il convient de conclure qu'il est plus mauvais de commettre l’injustice que de la recevoir (475c) 2 La fin de la discussion de Socrate avec Polos nous montre celui-ci acculé à reconnaître que le scélérat Archélaos est plutôt le plus malheureux des hommes, et non pas le plus heureux, contrairement à ce qu'il venait d'affirmer.

Il ne semble pas, toutefois, que cette reconnaissance émane d'une véritable adhésion de Polos à l'avis de Socrate: les incohérences du raisonnement de celui-ci ne peuvent que trahir, une fois de plus, i.e. , depuis le début du dialogue, la teneur polémique d'une discussion acharnée à dénoncer la rhétorique. D'abord, le choix du plaisir, de la douleur, ou autre semblable qualité sensible comme critère de détermination d'une vertu morale telle que la justice ne peut que surprendre. D'ailleurs, la définition du beau par ce qui fait plaisir est sujette à caution. G. Vlastos a bien démontré 3 la stérilité de cette définition en rappelant notamment la question de perspective qu'autorise à ce sujet l' Hippias du même Platon (299a), où, en effet, l'agréable n'est pas admis à définir le beau: témoin entre autres les plaisirs de l'amour (τὰ  φροδίσια), à l'égard desquels tous conviendraient qu'il n'y en a guère de plus agréables (ἥδιστον), mais dont il faut goûter la jouissance sans témoin (ὥστε μηδένα ὁρᾶν) parce qu'il n'y a rien au monde de plus laid (αἴσχιστον) à voir (ὁράσθαι). D'autre part, la nomenclature de qualités opposées n'est pas exempte d' a priori : en outre, au 475a, le contraire d' utile n'est pas le mauvais (κακόν), mais devrait être βλαβερόν, le nuisible ; d’ailleurs, l'utile et le bien ne sont pas interchangeables; et, en somme, les qualités morales n'ont pas toujours de qualités contraires aussi franchement opposées. C'est pourquoi d'ailleurs C.N. Johnson, qui, aussi, révoque en doute la victoire de Socrate sur Polos, conclut non seulement que “Polus' concession on each point is gratuitous”, mais que “[his] admissions are […] unearned by Socrates.” 4 Mais la plus grave incohérence dont le raisonnement de Socrate est convaincu est qu'il s'autorise de deux définitions différentes du bien et du laid: au 474c—d, Polus n'admet pas l'identité entre le beau (καλόν) et le bien ( γαθόν), le laid (αἰσχρόν) et le mauvais (κακόν); puis, quelques instants plus tard (475a), il admet la définition de Socrate du beau par le plaisir (ἡδονή) et le bien , et celle du laid par le douloureux (λυπηρόν) et le mauvais . La question de savoir si subir l'injustice est pire que la commettre ou s'il est plus laid de commettre l'injustice que de la subir est donc débattue à partir de définitions parallèles et contradictoires. J. P. Archie s'en était avisé: il observe en effet que “Socrates gained an admission from Polus under one understanding and then interpreted it under the other understanding.” 5

La conséquence est évidente: Polos est acculé à admettre des conclusions qui ne découlent pas de sa position initiale. Autant dire que celle-ci conserverait, en l'absence hypothétique de ces incohérences, toute sa vigueur et marque, en tout état de cause, une étape transitionnelle dans l'introduction de la célèbre proposition de Calliclès.

Aussi celui-ci aura-t-il beau jeu de dénoncer les équivoques des définitions par Socrate de la justice, considérée par lui tantôt selon la nature (κατὰ φύσιν), et tantôt selon la loi (κατὰ νόμον). Ainsi, si l'on parle de ce qui est du ressort de la loi, observera Calliclès, on voit Socrate interroger sur la nature, et si l'on parle de ce qui est de l'ordre de la nature, il interroge sur la loi. Or le plus souvent la nature et la loi s'opposent ou se contredisent (ὡς τὰ πολλὰ δὲ ταῦτα ἐναντί'  λλήλοις ἐστίν, ἥ τε φύσις καὶ ὁ νόμος, 482e). C'est ainsi que lorsque Polos parlait du plus laid selon la loi, Socrate interprétait celle-ci selon la nature. Car c'est par nature que tout ce qui est plus laid (αἴσχιον), i.e., subir l'injustice (τὸ  δικεῖσθαι), est aussi ce qui est plus mauvais (κάκιον); alors que, selon la loi, il est plus mauvais de commettre l'injustice (τὸ  δικεῖν, 482e–483a). Enfin, soit polémique ou ruse dialectique de la part de Socrate, le débat sur la question finit par aboutir à une impasse, où se reconnaissent les limites de la démonstration dialectique dès lors qu'elle s'achoppe aux marches parallèles de conceptions foncièrement opposées. 6

Notes

1 Voir notre étude “Le Logos et la question de justice chez Gorgias,” Dogma, Revue de philosophie et de sciences humaines , October 2012, http://www.dogma.lu/pdf/ES-ProtagorasJustice.pdf .

2 La suite de l’argument reprend l'idée de châtiment pour établir qu'il y a encore plus de mal à commettre impunément une faute qu'à la commettre sans être puni. À partir de l'identité entre l'acte de subir sa peine et celui d'être châtié justement , Socrate postule en effet que ce qui est juste en soi est beau, et que ce qui est beau est bon et utile. Or, l'injustice représente le plus grand des maux pour l'âme: l’utilité du châtiment se fonde sur sa justice, qui consiste pour l'âme à être débarrassée de son injustice et de sa méchanceté. L’impunité au contraire représente pour l'homme injuste le plus grand malheur, parce qu'elle le force à souffrir son mal et à vivre dans le vice (479c—e). Enfin la conséquence, ironique, qu'en tire Socrate est que la rhétorique n'est utile que dans la mesure où elle permet à l'orateur, étant coupable, de s'accuser lui-même devant le juge; inversement, si l'on désire faire du mal à un ennemi, la rhétorique doit servir à dissimuler l'injustice de ce dernier de façon à ce que son propre vice continue à dévorer son âme (480a–481b).

3 “Was Polus Refuted?” AJP 88.4 (1967) 454—460.

4 Voir C.N. Johnson, “Socrates’ Encounter with Polus in Plato's Gorgias ,” Phoenix 43.3 (1989) 214.

5 “Callicles’ Redoubtable Critique of the Polus Argument in Plato's Gorgias ,” Hermes 112.2 (1984) 175—176.

6 Voir la suite de l'argument de Calliclès dans notre étude: “Les difficultés d'interprétation de l’argument du plus fort dans le discours de Calliclès sur la justice,” in press for Polis, The journal for Ancient Greek Political Thought .