Volume 5, Number 1
February 1999


Vers une histoire à rebours de l'élégie latine: les Héroïdes "doubles" (16-21)

Volume 5, Number 1
February 1999

Vers une histoire à rebours de l'élégie latine: les Héroïdes </b> "doubles" (16-21) </center>

Alessandro Barchiesi
via Mazzini 44
Arezzo, Italy
barchiesi@unisi.it
(forthcoming in a volume of essays for Simone Viarre, to be edited by J. Fabre Serris, Lille 1999)

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Un des développements les plus intéressants des études latines récentes - au moins telles qu'elles sont pratiquées dans la France du Nord et en Toscane, et je voudrais ici faire allusion à la connivence culturelle qui me lie à mes aimables hôtes d'aujourd'hui - consiste dans l'attention qui est portée à un genre d'"histoire littéraire tournée vers le passé, à rebours": l'intérêt pour la construction et la reconstruction du passé littéraire mis en acte par chaque nouveau texte qui fait partie de la "chaîne d'or" de la tradition. Cette approche (qui naturellement reste seulement une des innombrables approches possibles) déplace le point de focalisation de la notion d'influence (tournée vers le futur: de la tradition vers ce qui est nouveau) à la notion de "relecture" (le texte réinterprète, reconstruit et recrée ses origines). Il est naturel de chercher à lier cette approche à la situation de l'élégie latine, une situation qui se trouve bien définie dans le programme de ce colloque,

"la poésie amoureuse latine, principalement sous la forme de l'élégie est conçue en référence au genre épique"

comme récemment dans la troisième édition de l'Oxford Classical Dictionary s.v. poésie élégiaque (E.J. Kenney-S. Hinds):

"epic is constantly immanent within elegy as the term against which it defines itself" 1996, 518). L'élégie a besoin de l'épique parce qu'à Rome elle tend à se présenter comme le "présent" d'un passé littéraire qui est l'epos: elle est liée à ce rapport, mais peut le présenter en termes de continuité et discontinuité, en se présentant comme évolution ou comme crise. Au bout de quelque temps, une fois stabilisée cette continuité intertextuelle que nous appellons parfois genre littéraire (Gallus-Tibulle-Properce-Ovide), l'élégie moderne peut regarder sa propre histoire, et en même temps lorgner vers la poétique de l'epos: affectée comme elle l'est par le strabisme de Vénus, l'élégie a un mode ambigu qui lui est propre de jeter des regards vers le passé.

Hér. XVI-XXI comme épilogue de l'élégie augustéenne

J'ai choisi d'appliquer ce type de regard "rétroactif" aux Héroïdes doubles d'Ovide, textes qui sont habituellement numérotés de XVI à XXI dans les éditions modernes (je le rappelle aussi parce que je vais devoir contester les consequences de cette pratique) parce qu'il s'agit d'un texte relativement peu étudié et parce que sa position me semble intéressante même au niveau de la chronologie.

Il est tout d'abord à noter que le manque d'intérêt manifesté par la critique pour les lettres XVI-XXI est étroitement lié aux incertitudes en matière de chronologie et même d'authenticité. (Nos stratégies de lecture dépendent, d'une façon excessive, du copyright que chaque texte réussit, ou ne réussit pas, à se faire attribuer: les textes à l'authenticité suspecte, non datables, interpolés, anonymes se voient refusé a priori un certain type d'attention et de confiance qui est au contraire accordé aux textes dont l'auteur est certain et renommé. Mais c'est un autre problème). Aujourd'hui il est possible de s'occuper avec un intérêt nouveau des six lettres - de leur poétique, de leur dimension intertextuelle, de la stratégie de communication, de la structure du livre poétique - précisément parce que les problèmes d'authenticité et de chronologie semblent en voie de solution.

Le manque d'intérêt manifesté pour les Lettres "Doubles" montre que pour un livre de poésie romaine être transmis sans un titre précis, sans datation certaine, et sans être situé de façon précise à l'intérieur de ce qui est pour d'autres vers un recueil (les "Oeuvres complètes d'Ovide) d'une clarté exemplaire, équivaut à une relégation.

Mais les études les plus récentes offrent, me semble-t-il, une issue: à travers une double mise au point (i) les lettres doubles sont in toto (dans leur totalité) l'oeuvre d'Ovide (ii) ne peuvent être l'oeuvre du "jeune" Ovide qui a composé les Héroides simples et tout le reste de l'élégie amoureuse.

La méthode employée est simple: ces lettres sont trop semblables à la production ovidienne pour être l'oeuvre d'un imitateur de talent; elles sont trop diverses (par le style et la métrique) pour être l'oeuvre du même Ovide qui a écrit les Amours, les Héroides et l'Art d'aimer. Les Lettres doubles pourraient très bien être, pour l'époque de leur composition, des Epistulae ex Ponto. Ce sont, en tout cas, l'ultime texte d'une série qui (pour nous, mais aussi pour Ovide) comprend Catulle, Gallus, Tibulle, Properce et le magister amoris.

Cette hypothèse sur le moment où il faut les situer dans le temps légitime ce qui est la substance de ma contribution, à savoir étudier les "lettres doubles" comme relecture et conclusion finale de l'élégie romaine. Mais mon hypothèse implique aussi que les lettres doubles soient, de façon plus immédiate, une relecture et une transformation des lettres "simples", un recueil élégiaque qui se présente maintenant à notre regard comme séparé des lettres "doubles", mais non pas pour cela, dans son antériorité, moins important. Aussi c'est par une confrontation entre les deux recueils de lettres que je commencerai: mon fil conducteur sera le rapport entre écriture et identité sexuelle dans les lettres simples, dans les lettres doubles et, pour comparer, dans l'élégie augustéenne "classique" - un genre poétique qui ne se présente pas si ce n'est de manière exceptionnelle sous la forme de lettre, mais qui offre beaucoup de matière à qui veut réfléchir sur le rapport entre écriture et identité sexuelle.

Les lettres "doubles" dans leur rapport aux lettres "simples": le retour de l'écriture masculine

Quand Pénélope commençait le recueil des lettres simples ainsi

hanc tua Penelope lento tibi mittit, Ulixes

(Hér. 1,1)

elle était en train de reprendre un modèle "féminin": Cynthie et ses tabellae à Properce, entrevues brièvement à travers le monologue masculin que constitue l'élégie propertienne

forsitan haec illis fuerint mandata tabellis:

"Irascor quoniam es, lente, moratus heri" </i>

(3, 23, 12-13)

Le passage propertien, placé stratégiquement à la fin du recueil adressé à Cynthie, insinue l'espace d'un moment que l'élégie pourrait être, aurait pu être, une communication dans les deux sens au lieu de l'être à sens unique, ce qu'elle est devenue du fait de l'habitude. (Evidemment le livre IV de Properce, avec Aréthuse et Cornélie, offre à Ovide des développements ultérieurs). Ironiquement pourtant les paroles sont rapportées comme une hypothèse faite par la voix masculine habituelle (forsitan); le texte authentique de Cynthie a disparu en même temps que les tabellae, qui ont été perdues, stratégiquement, dans la dernière élégie avant l'adieu à Cynthie et à sa beauté, 3, 24. Pénélope au contraire prend la parole - avec un ton de reproche qui décèle l'allusion à Cynthia et à son texte égaré (ou à Properce?): lento tibi...lente moratus (cf 19, 70 lente morator) - et ne la lâche plus.

Les Héroides simples dérivent donc de l'élégie et soudain s'en détachent à travers une restriction qui a quelque chose d'hyperbolique: dans ce livre de poésie seules écrivent les femmes. Il ne s'agit pas seulement du fait que toutes les lettres sont signées par des femmes. Il y a plus: c'est un monde où en effet elles seules écrivent et non les hommes.

(i) Les auteurs masculins sont soumis à "la rature": Pénélope, Phèdre et Didon parlent pour dire leur version des faits à la place d'Homère, d'Euripide et de Virgile. Didon compose sa propre épitaphe (7, 197-98) qui dément la fin de son histoire chez Virgile (pas de trace d'"Elissa Sychaei") et qui sera revendiquée comme authentique par l'Ovide des Fastes (3, 549-50 quod moriens ipsa reliquit). Hypermestre écrit pour elle-même un tombeau qui intègre et subvertit la fin d'Horace, carm. 3, 14 (51-52 i...i...et nostri memorem sepulcro scalpe querelam): on est loin ici d'une demande d'aide à Lyncée! Ecrivant sa propre histoire Hypermestre gère personnellement aussi l'épigraphe conclusive

sculptaque sint titulo nostra sepulcra brevi:

'Exul Hypermestra pretium pietatis iniquum

quam mortem fratri depulit ipsa tulit'

Scribere plura libet (!)... </i>

(finale de tout le livre, si l'on considère comme inauthentique la lettre 15). Il y a, bien sur, du moins un écrivain professionnel dans le recueil (si la lettre 15 est authentique), mais il s'agit d'une femme.

(ii) les personnages masculins n'écrivent pas. Le livre commence avec l'apostrophe, programmatique, à Ulysse "n'écrire rien en réponse" et se termine avec une unique invitation à écrire, celle de Sappho à Phaon (si la lettre 15 est authentique). Phyllis veille à écrire non seulement son épitaphe mais aussi une épigraphe publique pour la future statue de Démophoon dans l'agorà d' Athènes (2,74: on pourrait lire ce texte comme une polemique contre les Héraclides d'Euripide, vv. 320-28).

(iii) les héroines ont connaissance de rumeurs, de racontars et de paroles trompeuses, mais ne reçoivent pas de textes (6,9 fama prior quam littera nuntia venit; 9, 143-44 scribenti nuntia venit / Fama), en provenance du monde masculin. Déjanire est avertie par la rumeur, mais ignore les "lettres" qu'Héraclès avait laissées derrière lui dans les Trachiniennes de Sophocle, tandis qu'elle a envoyé des texta (des tisssus, bein sur) au poison (9, 163) et compose une lettre pour son mari. Les tromperies à visée séductrice des hommes sont orales (12, 92 sic cito sum verbis capta puella tuis), non écrites, comme elles le seront dans les lettres 16-21 (cf. 21, 121-22).

(iv) La poétique de l'élegie 'Amour vaut mieux que l'éloquence' (Briseis, 3, 126-34: cf. Call. fr. 82, 20-21 Pf.) 'Amour inspire' (Phaedra, 4, 14 'Scribe!' cf. Call. fr. 67 Pf. ) est reservée aux femmes.

(v) Il n'y a pas besoin pour les femmes d'apprendre les techniques et les ruses de l'écriture; on opposera, à nouveau, les lettres doubles, où la priorité des hommes est aussi une didactique, et les femmes sont impressionnées et peut-etre façonnées par cette manipulation des signes.

(vi) La collection s'achève ou bien avec une fille à la chaine qui écrit (si 14 était le dernier poème) ou bien (Rosati, qui soutient l'authenticité de 15 ) avec un surprenant appel à un écrivain masculin, RSVP!, qui renverse le début de la lettre 1 (supra, ß ii) (la fin de 15 aboutit à Leukas, 1 commence à Ithaka: circularité géographique?).

En bref, 1-15 est un circuit fermé: un "monde possible" où les héroines sont définies par un monopole de l'écriture, qui est aussi une forme d'heroicité: on est héroine quand on écrit.

</i>

Existe-t-il une spécificité de l'écriture féminine dans les Héroïdes? C'est une question que l'on ne peut poser de façon naïve après Cixous et Irigaray - mais le latiniste J. Farrell a récemment (HCSP 1997) fait valoir un critère plus historique: selon Farrell, les Héroïdes simples illustrent la poétique culturelle de l'art épistolaire qui est théorisée dans l'Art d'aimer: les hommes écrivent pour séduire, avec ruse, impunité et artifice: les femmes écrivent pour faire des confidences avec simplicité et en ayant peur d'être découvertes.

Dans ce rappel de ce que signifie écrire au masculin par rapport à écrire au féminin dans la culture romaine il y a une position qui, à beaucoup de titres, est juste et saine. C'est une abstraction que de considérer le fait d'écrire comme une technologie "neutre" par rapport au sexe. Dans l'Italie du Sud beaucoup de femmes rappellent encore que pour leur sexe écrire est une opération socialement plus périlleuse que lire. L'introduction du téléphone dans les années 20 fut perçu en Italie comme une menace au monde clos de la famille - c'est-à-dire, si on veut l'exprimer de façon plus simple, comme une façon d'ouvrir les portes aux voix d'un désir étranger qui violent l'intimité des femmes dans leur maison (cf internet et les enfants aujourd'hui).

Farrell a raison quand il souligne ce que l'epistula des femmes a de confidentiel, toujours en danger d'interceptation. Je me rappelle de Sappho, le seul poète du canon des lyriques qui soit une femme, telle qu'Horace la répresente dans sa perspective masculine:

vivuntque commissi calores

Aeoliae fidibus puellae

(Hor. c. 4,9,11-12)

La lyre de Sappho est comme un confident ici, et on peut meme soupçonner un calembour entre fides 'lyre' et fidus 'confident', cf.. Hor. sat. 2,1,3O velut fidis arcana sodalibus olim credebat libris); Sappho a confié ses secrets à sa lyre comme si c'était une intime. Sappho est le seul auteur lyrique qui soit décrit ainsi par Horace; un choix qui fait penser à la différence sexuelle, d'autant plus que Aristoxenus avait employé ce cliché pour Alcée aussi bien que pour Sappho (fr. 71a, b, Wehrli = Ps.Acro et Porphyrio sur Hor. sat. 2,1,30: Aristoxeni sententia est: ille enim in suis scriptis ostendit Sapphonem et Alcaeum volumina sua loco sodalium habuisse).

C'est l'idéologie de la communication dangereuse qu'Hélène va expliquer dans Ov. her. 17, 265-66 arcanum furtivae conscia mentis / littera iam lasso pollice sistat opus . Moins on a de pouvoir, plus on a besoin de l'écriture, plus on est mise en danger par l'écriture. Dans Ovide, les hommes écrivent pour séduire et parfois tromper, les femmes écrivent pour communiquer leur intimité.

(Mais les Héroides simples sont aussi une déconstruction de l'opposition faite par Farrell. On ne peut écrire sans apprendre l'art. Naïves, sincères, les héroïnes disent sans cesse adieu à l'ingénuité et à la sincérité à travers l'écriture . Phyllis se lamente sur sa simplicitas, puis compose une synkrisis raffinée entre Démophoon et son père Thésée: ses compatriotes Thraces ont raison de dire "qu'elle s'en aille dans la savante Athènes". Phèdre, la plus audacieuse des héroïnes, est clairement une lectrice de tout l'Art d'aimer , et en effet l'opposition entre Art I-II et Art III, qui soustend l'analyse de Farrell, a de la valeur seulement si l'on pense qu'en vérité les demoiselles ne lisent que le livre III, en sautant les deux premiers, livres de la séduction masculine et de l'écriture comme ruse...)

Reste pourtant le fait que les Héroïdes 1-14 (ou 15) présupposent un monde de femmes qui écrivent et d'hommes qui parlent, et justifient (de façon réaliste) cette opposition par les limites qui sont assignées aux femmes dans la société: renfermées à la maison, les héroïnes s'ouvrent une voie, dangereusement, à travers l'écriture.

L'unique cas d'homme qui écrit dans les lettres simples est une exception intéressante. Dans la lettre 5, 21-30, Pâris écrit le nom d'Oenone sur l'écorce des arbres et y compose même des textes: "Quand Pâris pourra vivre sans Oenone, le Xanthe courra à contre-sens vers sa source". Une duperie amusante car Pâris vivra (et mourra) sans Oenone et le Xanthe courra vraiment vers sa source (dans l'Iliade, comme c'est connu: sous chaque cortex, en latin il y a un liber). Mais le point qui m'intéresse est que cette exception sonne comme une prophétie du second recueil, les lettres "doubles". Celui qui écrit dans l'Héroïde 5 réapparaît comme auteur des lettres 16-17: "Pâris à Hélène". Le piège de l'Héroïde 5 réapparaît comme thème central des lettres 20-21: Acontius écrit sur les arbres le nom de l'amante et fait la théorie de l'écriture comme tromperie et séduction.

En somme, le début de la lettre 16 sonne comme une forte innovation, qui est aussi un retour aux origines: les hommes reprennent la parole après avoir été longtemps exclus de l'élégie épistolaire. Voilà, je le paraphrase dans le langage peu nuancé, drastique, de l'e-mail, le début d'une pratique masculine de la lettre:

From: Paris, with love

To: Helen@Atreides.Sparta.gr

Re.: Erotic persuasion. (Dating a married woman in Sparta) </i>

Par rapport à l'élégie traditionnelle il continue à y avoir une nouveauté: les femmes répondent, même si, - pourrait-on objecter - dans ce monde particulier elles ont besoin d'apprendre des hommes l'art de l'écriture amoureuse.

Nous sommes ainsi retournés à la situation de départ de beaucoup d'élégies latines. Les hommes écrivent pour obtenir le contrôle sur les femmes qu'ils désirent. Mais il est vrai aussi que beaucoup de temps est passé: le livre des lettres doubles constitue une ultime étape dans le bref cycle de l'élégie romaine. Donc il n'y a pas de quoi s'étonner si Ovide veille à effectuer une sorte de récapitulation et de réorganisation de la tradition élégiaque.

Un 'pré-archétype' de l'élégie dans l'epos: Pâris

</i>

(Lettres 16-17) Pour les élégiaques romains Hélène a toujours été le cheval de Troie de l'élégie dans l'epos, mais Ovide ici va plus loin. Après avoir montré dans l'Héroïde 3 (en partant de Properce) qu'Achille peut devenir un héros élégiaque et que toute l'Iliade dépend d'une puella (Briséis), le magister amoris proclame à présent que toute la tradition du cyle épique dérive d'une trame élégiaque. Pas de fuite amoureuse, pas de guerre de Troie, pas de Cypria, pas d'Iliade. Le Pâris ovidien met Vénus au premier plan en tant qu'inspiratrice de sa mission érotique. Le premier mobile de sa visite à Sparte - et par conséquent du Cycle entier - est une impulsion de Vénus qui fait penser au proemium de l'Art d'aimer. Peut-être Ovide avait-il compris, comme F. Welcker, que le titre Cypria est un hommage au rôle de guide joué par Aphrodite: "Die Seele des Gedichts ist Aphrodite" ("l'âme du poème est Aphrodite").

Le thème initial du voyage et de l'adultère reçu en mission renverse - programmatiquement - l'exorde du recueil des lettres simples:

Hanc tibi Priamides... </i>(16, 1)

Hanc tua Penelope...

O utinam tum cum Lacedaemona classe petebat

obrutus insanis esset adulter aquis</i> (1, 1, 5-6).

"Je dois parler, ou bien il n'y a pas besoin de révélations pour une passion bien connue: mon amour est du domaine public (exstat) plus que je ne le voudrais" (16, 3-4) sont des paroles adaptées à un héros originellement élégiaque comme il l'est à l'auteur de l'infâme 'Art d'aimer" (passion bien connue, " plus que je ne voudrais").

Uror </i> est le mot-clef pour le nouveau recueil exactement ccomme il l'était pour le prooemium des Amores.:

si tamen exspectas vocem quoque rebus ut addam, </i>

uror...

(16, 9-10)

uror, et in uacuo pectore regnat amor

(am. </i>1, 1, 26)

Vénus procure un objet d'amour:

Nos dabimus quod ames.</i>..

(16,85)

exactement comme quand elle avait offert le thème approprié au poète élégiaque dans les Amores (1, 1 (24)

"quod"que"canas, uates, accipe, dixit opus" </i>

Sa protection donne un but et une inspiration au voyage d'un aventurier troyen:

...hoc mihi quae suasit mater Amoris iter...divino monitu...coepto non leve numen adest...pollicita est Cytherea...hac duce</i> (16, 16-21)

selon le schéma proposé par le prooemium de l'Art d'aimer, dans lequel Vénus guide le poète:

coeptis, mater Amoris, ades (1,30)

également parce que l'Art dans son ensemble est structuré sur l'analogie d'un voyage en mer, et cite l'heureuse navigation de Pâris comme un modèle de la croisière amoureuse qu'est le poème en lui-même (A.A. 2, 5-6).

En somme, argumente l'Héroïde 16, l'épique a une préhistoire qui est élégie: les Cypria anticipent et légitiment l'Iliade. Il est naturel que cette argumentation finit par inclure aussi l'Énéide. Les lecteurs romains éprouvent un frisson en reconnaissant une histoire déjà connue:

"un aventurier troyen construit une flotte sur le mont Ida pour une mission sanctionnée par les dieux: faire voile vers l'Ouest sous le signe de Vénus et se trouver une nouvelle épouse..." à ceci près que c'est maintenant le cousin dissolu, Pâris, qui avec son voyage a été un précurseur du héros de la pietas ...:

divino monitu...hac duce Sigeo dubias a litore feci/ longa Phereclea per freta puppe uias </i> (16,21-22) ...dea monstrante uiam data fata secutus (Verg. Aen. 1, 382: la même divinité même si elle n'est pas la maman de Pâris) Troica caeduntur Phrygia pineta securi...ardua proceris spoliantur Gargara siluis / innumerasque mihi longa dat Ida trabes... (16, 107-116) classemque molimur montibus Idae (Aen. 3, 5-6) Phrygia formabat in Ida/ Aeneas classem...pinea silua...picea trabibusque... (Verg. Aen. 9, 80 ff.; cf Ov. Fast. 4, 273-274 protinus innumerae caedunt pineta secures/ illa, quibus fugiens Phryx pius (i.e. non le cousin perverti) usus erat); protinus Aegeis ire iubemur (Kenney; iubebat codd.) aquis (cf. Aen. 3, 5, 9 auguriis agimur diuom...pater Anchises dare fatis uela iubebat).

Un autre lien avec les Cypria pourrait être la nouvelle surprenante (témoignages figuratifs dans LIMC I 1 382-83 (F. Canciani); résumé en prose, Cypria p. 39. 10-11 Bernabé) selon laquelle Aphrodite avait poussé son fils Enée à prendre part à l'expédition en Grèce: ni le Pâris ovidien, à dire vrai, ni Virgile ne mentionnent cette aventure de jeunesse vécue par Enée, mais on pourrait arguer que ce témoignage gênant donne plus de piquant aux contextes de l'Enéide dans lesquels Enée est présenté comme le ravisseur de femmes et un nouveau Pâris: après tout il avait eu l'occasion de prendre des leçons auprès de son cousin.

Quoi qu'il en soit, Pâris est fier de son expédition parce qu'il est en train d'anticiper, dans une veine élégiaque mais légitimée par de vénérables traditions de l'epos grec, le voyage historique accompli à partir de la Troade par le très ancien héros épique qu'est Énée. Hélène, héroïne fourbe et lectrice chevronnée, saisit l'allusion exactement au début de sa réponse, 17, 5 scilicet idcirco uentosa per aequora uectos..., où l'ironie des deux paroles initiales contagionne un hémistiche emprunté à Virgile, Aen., 6, 335: ces Troyens sont toujours en mouvement, toujours chargés d'une mission et avec à leur suite un appareil divin...

Toute la dynamique de la lettre: présenter un amoureux, louer la femme, se lamenter à cause d'un rival qui devient jaloux, dans le cadre d'un banquet, est la reprise de la progression initiale des Amores, respectivement dans les élégies 3, 4 et 5, de même que le thème de la communication érotique est un retour à l'Ars.

Pâris écrit AMO et HELENE sur une table de banquet (17, 87-88): son élégiaque deducta littera contraste avec l'unique inscription faite avec du vin dans les lettres simples: là un miles avait esquissé sur la table des fera bella et représenté en miniature la Troie de l'epos homérique et virgilien (1, 31-32).

Le couple que forment les lettres 16-17 constitue une réplique à la "fable convenue" selon laquelle l'élégie dérive de l'epos, dont elle est un développement moderne atténué, avec une puissante revendication: c'est l'epos qui doit être dérivé de l'élégie et englobé dans elle. Comment le Cycle épique commence-t-il? Cherchez la femme.

Le développement de l'élégie (1): catalogues mythologiques (Héro et Léandre) et </i>Aitia amoureux (Acontius et Cydippé)

</i>

Mais, après ces glorieux débuts, comment peut-on imaginer un développement de la tradition élégiaque? Pâris et Hélène avaient bien commencé, mais ils se trouveront gênés par la guerre de Troie. Les héros suivants ont au contraire seulement l'amour pour horizon.

Après avoir replacé l'élégie par rapport à la tradition épique, le recueil se dirige vers une autre couche archéologique. Héro et Léandre, tout en explorant l'élégie comme thérapie et symptôme de l'amour, sont conscients de leur statut d'exempla amoureux.

Ils viennent non de l'épopée comme Pâris et Hélène, ou de l'élégie callimachéenne, comme Acontius et Cydippé, mais d'une sorte d'aire intermédiaire: l'élégie d'amour, mythologique ou légendaire, en forme de catalogue. Cette dernière avait été, dans la poésie hellénistique, un développement des Ehoiai et d'Antimaque, une sorte de mainstream: Callimaque s'en nourrit, tout en la critiquant; Properce et probablement Gallus puisent à ce patrimoine.

La position du dyptique 18-19 dans le recueil nous rappelle que les Héroïdes "simples" traitent des amours des demi-dieux et des héros - tandis que les "doubles" progressent vers des histoires plus humaines: Léandre et Acontius sont des exempla amoureux, non des héros mythologiques. L'influence des "Catalogues" amoureux sur ces deux lettres mérite attention.

Les lettres 18-19 témoignent de l'intérêt pour des coins mal éclairés de l'histoire littéraire. Les personnages au moins sont sensibles à certaines généalogies poétiques. Léandre enumère des femmes aimées des dieux qui deviennent des étoiles, mais se sépare aussi de cette tradition avec un curieux rejet:

publica non curat sidera noster amor </i> (18, 150). Nous nous pensons à la poésie hellénistique sous forme de catalogues: catastérismes, amours divines, textes pseudo- et posthésiodiques; mais les personnages aussi renvoient à cette tradition. Héro répond implicitement à la savante recusatio de Léandre avec une liste de femmes de Neptune - noms qu'elle se souvient avoir lus quelque part:

et quarum memini nomina lecta mihi.

Has certe pluresque canunt, Neptune, poetae </i>

(19, 136-137)

En amour les deux jeunes gens constituent un pas en avant dans l'histoire de la poésie amoureuse; avec le couple le plus proche du livre, Acontius et Cydippé, ils sont représentatifs d'une poésie d'amour non-mitologique, mais ils se souviennent d'une tradition plus ancienne de poésie mythologique: une tradition d'énumérations savantes et un peu arides de passions divines (nomina lecta...has certe pluresque, est une aimable critique du style des catalogues). Mais désormais, à l'époque d'Auguste, même Héro et Léandre ont conquis un rôle d'histoire exemplaire. Quand et comment s'est accomplie cette consécration? Le groupe de lettres doubles le plus proche est basé sur le "moderne" Callimaque. Les lettres 18 et 19 semblent faire allusion au jeune Cicéron et à sa poésie alexandrine (R. Lamacchia dans Poesia latina in frammenti, Gènes, 1974, 350-56, un travail stimulant). En outre il est curieux que les deux lettres aient en commun deux allusions au seul vers de Cornélius Gallus qui était connu avant le papyrus de Qasr Ibrîm (fr. 1 Morel and Courtney)

uno tellures diuidit amne duas </i>

repris en écho dans la lettre 19, 142

seducit terras haec brevis unda duas </i>

mais aussi dans la lettre 18, 125 f.

ei mihi, cur animis iuncti secernimur undis

una</u>que mens, tellus non habet una duos? </i>

En somme, la séparation entre les deux amants, l'Hellespont, idée qui est ensuite la quintessence élégiaque de cette lettre, est calquée sur la division géographique entre l'Asie et l'Europe chantée par Gallus, le fleuve Hypanis.

Malheureusement nous ne savons pas encore qui a chanté Héro et Léandre avant Ovide. Il y a des traces dans la poésie hellénistique tardive (II-I av. J.-C.?), qui expliquent les ressemblances avec Musée, mais qui rien qui fasse penser à un modèle grec répandu et fameux. Ce qui est certain c'est que autant Virgile (dans les Géorgiques) que Properce (au livre I), avec leur intérêt pour der Liebestod et les eaux périlleuses, semblent laisser entendre que l'histoire a été un thème "chaud" pour eux, traité récemment par quelque poète illustre. D'aucun poète de l'époque triumvirale, on pourrait hasarder.

Il est - on le sait - dangereux de faire de Gallus un modèle perdu à cause de ressemblances entre les poètes augustéens; mais il est intéressant de voir que Léandre semble reprendre en écho la dixième églogue: non curat...noster amor (18,150) pourrait reprendre en écho Virgile, écl. 10, 28 amor non talia curat, ;18, 131 iam nostros curui norunt delphines amores</i> pourrait être un renvoi méta-littéraire à Gallus comme l'est certainement Virgile, ecl. 10, 53-54 meos incidere amores (/Amores)...crescent illae, crescetis, amores. Le thème récurrent de la séparation et du désir pourrait avoir sa source dans Gallus, en amont de Properce et de Virgile. Léandre et Héro préfigurent le romantisme de l'élégie augustéenne, comme Pâris et Hélène en préfigurent la galanterie et la ruse.

Une chose est certaine: les deux lettres sont riches d'autoréflexivité. Dans leurs notes a publica non curat sidera noster amor autant Kenney que Rosati renvoient à Callimaque épigr. 28 Pf. Il serait intéressant d'avoir leur avis sur 18, 133-134

iam patet attritus solitarum limes aquarum

non aliter multa quam uiam pressa rota </i>

qui devrait être signalé comme une exacte adaptation latine du prologue des Aitia. Léandre se lamente d'être sur une route fréquentée: peut-être a-t-il conscience de prédécesseurs beaucoup plus nombreux que ceux que nous pouvons retrouver.

En tant qu'auteurs de lettres, héros et héroïnes des lettres doubles se placent (selon un mouvement typique de la stratégie littéraire d'Ovide) en amont de la tradition selon laquelle ils sont interprétés. L'effet de cette anticipation est particulièrement astucieux dans les lettres 20-21, Acontius et Cydippé. Non seulement ces deux lettres sont la réécriture la plus étendue et (à sa manière) la plus fidèle de Callimaque que les poètes romains nous aient jamais proposée: mais ces deux lettres sont aussi une réponse au problème le plus insaisissable que la tradition romaine pose à ses lecteurs. Catulle, Properce et Ovide se réclament continuellement de Callimaque comme de l'auctor du genre qu'ils pratiquent - mais comment concilier cette filiation rétrospective avec la réalité textuelle de l'oeuvre de Callimaque. Comment un poète qui consacre si peu de place, dans les Aitia, aux histoires d'amour, et qui semble avoir chanté l'amour à la première personne singulière seulement à la manière, bien peu élégiaque, des épigrammes pédérastiques, peut-il être invoqué comme origine de la poésie amoureuse à Rome? Peut-il exister un modèle dont on revendique la poétique mais dont on n'imite pas les textes? Nous connaissons tous une réponse facile à cette question: plus qu'à la vocation érotique de Callimaque, les poètes augustéens se sont intéressés au prologue des Aitia et à son langage critico-littéraire.

Mais Ovide propose au contraire une réponse "difficile" à la même question. Il se met à isoler dans la polyphonie des Aitia l'unique histoire qui offre aux élégiaques romains un modèle de thématique élégiaque et il la transforme en modèle d'écriture élégiaque. Acontius, l'amoureux que l'amour rend fourbe chez Callimaque, devient un véritable écrivain inspiré par Amor et un théoricien de l'art de séduire élégiaque. J'ai déjà traité ailleurs de l'appropriation de Callimaque dans les lettres 20-21 et ici je veux seulement résumer les points importants qui nous intéressent. Acontius devient un héros de l'écriture élégiaque: la causa qui a de l'intérêt pour lui n'est pas l'étiologie callimachéenne, mais la possession de la femme aimée. En tant qu'auteur de la formule sur la pomme (une image que Catulle 65 avait mis en position de mythe fondateur de l'élégie latine) et en tant qu'auteur d'inscriptions sur les arbres (idée qui avait nourri la poétique élégiaque de Gallus, comme cela paraît certain sur la base de Properce I, 18 et de la dixième églogue), Acontius devient auteur de lettre élégiaque: "grand poète" selon l'ironie clairvoyante de Cydippé (21, 110, insidias legi, magne poeta, tuas). Les personnages callimachéens réélaborent leurs propres origines: Acontius compose un distique élégiaque pour qu'il serve de "causa" - évidemment aition - à son ex-voto (20, 238 causaque uersiculis scripta duobus erit). Une épigramme votive, comme celle qu'Horace voit à l'origine du genre élégiaque (AP 76 uoti sententia compos...). La menaçante présence/absence de la formule de serment, souvent évoquée jamais répétée, est une figure de l'immanence du modèle grec, tandis qu'Ovide hésite à iurare in uerba Callimachi. Mince et fragile, consumée par la fatigue de l'écriture, Cydippé incarne (contre sa propre volonté) un modèle de poétique callimachéenne: lepton, ponos et labor limae: gracilem...pallida...uerba imperfecta relinquo...iterum repetita fatigat...quantus sis nobis respicis ipse labor (21, 15-28). Sa visite à Délos, occasion de la rencontre, est un centon d'images tirées des Hymnes de Callimaque (21, 83, quid me fugis, insula? 21, 99 et suiv.), de même que c'est en direction des Hymnes qu'Acontius regarde dans son catalogue des victimes de Diane (20, 100-106). La poétique de l'art de séduire typique de l'élégie romaine est réinscrite par Ovide au centre des Aitia de Callimaque, qui de princeps elegiae</i> se trouve ainsi changé en magister amoris</i>. La première personne des lettres impose une subjectivité "romaine" à l'objectivité du récit callimachéen. Le uale final de Cydippé (21, 249) sanctionne le fait que pour la dernière fois - et en réalité pour la seule fois - dans toutes les Héroïdes quelqu'un a obtenu quelque chose à travers l'écriture: Acontius, héros fondateur et exemplum de l'élégie érotique à la latine.

Ainsi la progression de la réflexivité littéraire - l'élégie se mesure à l'epos (16/17), à des discours amoureux enclos dans des catalogues (18/19), à l'autorité callimachéenne (20/21) - contribue à définir un projet unique: le livre des lettres doubles comme bilan final de l'élégie romaine.

le développement de l'élégie (2): des histoires qui deviennent des exempla qui alimentent des histoires

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Prises dans leur ensemble, les six lettres récapitulent l'évolution du discours élégiaque, surtout parce qu'elles s'enchaînent entre elles selon la logique de la réutilisation et de l'exemplarité. Pâris raconte des histoires d'amour dans un banquet (16, 243 aliquem narraui...amorem), en vérifiant l'effet persuasif de l'histoire sur Hélène, et en faisant allusion à lui-même comme à un uerus...amator (16, 246: peut-être en opposition avec les ficti amantes de la scène théâtrale, dont l'effet sensuel est signalé dans rem. 755; Pâris lui-même est un personnage favori de l'érotisme théâtral; il chante ueteres...amores (258: sans doute les désormais antiques Amores d'Ovide font partie de son répertoire). Hélène répond avec le répertoire des exempla, filles abandonnées par Jason ou par Thésée (17, 193-94 - Hypsipyle et Ariane,; 230-34 Médée: toutes auteurs de lettres "simples"); Héro peut regarder vers la mythologie érotique du passé (19, 129-40); elle aussi, comme Hélène, sait citer Jason, auquel à présent se joint Pâris (19, 175-78). Il y a un accroissement progressif des fabulae et des exempla: Acontius, à son tour, repensera à Pâris (20, 49-50). Une histoire peut se faire exemplum de l'histoire suivante: ainsi le discours élégiaque s'accroît à force d'exempla. Mais la littérature aussi, pas seulement le mythe, fait partie de cette circulation d'histoires: en fait Pâris, élève de Vénus, se comporte comme quelqu'un qui a déjà assimilé l'Ovide de l'Art et des Amours. Ainsi le recueil célèbre le développement d'un discours amoureux de l'exemplarité du mythe jusqu'à la modernité de l'élégie et illustre la transition entre modèles littéraires et vie vécue. Rétrospectivement et en s'appropriant des modèles grecs, Ovide revendique tout ce monde comme son oeuvre propre.

PS (L'auteur est reconnaissant à Jacqueline Fabre-Serris pour sa traduction, qui a beaucoup amelioré le texte italien). </i> </blockquote>

Electronic Antiquity Vol. 5 Issue 1 - February 1999
Technical Editor, Terry Papillon: Terry.Papillon@vt.edu
ISSN 1320-3606

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